∾ Où
J’habite dans une impasse, dans une ville moyenne de l’Allier. Je préfère ne pas donner plus de détails, je me fais déjà traiter de cas social au taf je préfère ne pas en rajouter. Je peux juste dire que ça s’est passé sur les terres d’une tour de trempe éclairée de façon originale, pour celles et ceux qui reconnaîtront…
∾ Quand
La première fois c’était il y a quatre ans. Ensuite pendant des années plus rien. Et hier soir, c’est arrivé encore une fois.
∾ Mes observations factuelles
En fait je ne sais pas trop si ça mérite sa place ici. Je manquais peut-être juste de sommeil. Quand j’y repense j’ai parfois des doutes sur ce que j’ai vu, même si je sais que ce souvenir existe. Mais je précise quand même que je ne bois pas, même pas de bière, je ne fume rien et je ne consomme pas d’autres substances, je n’ai pas de traitement médical…
Je vis au fond d’une impasse et de la fenêtre de ma chambre j’ai une vue sur toute l’allée dans sa longueur. Je vois donc l’entrée de la rue à l’autre bout, à 100 mètres environ. C’est une impasse avec des petites maisons, surtout des retraité⋅es, moi je suis dans un petit bâtiment d’un seul étage. La nuit c’est calme, mais il n’y a qu’un vieux lampadaire (lumière jaune !), ce qui fait qu’une grande partie de la rue est dans le noir.
D’abord il faut que je raconte qu’au tout début quand je suis arrivé, il y avait un voisin au rez-de-chaussée, mais il est parti très peu de temps après que j’emménage. Je suis à l’étage et je ne l’ai jamais rencontré, sauf une nuit où je l’ai aperçu par la fenêtre. Il devait rentrer chez lui, j’en ai déduit que c’était le voisin parce que la silhouette mal éclairée se rapprochait de notre immeuble et qu’il portait une valise à chaque main. Pas des valises à roulettes, les vieilles valises rectangulaires à poignée qu’il faut porter.
Depuis qu’il a déménagé, la propriétaire n’a jamais reloué son logement. Il ne doit pas y avoir beaucoup de demande, et je crois qu’elle est plutôt du genre à vouloir éviter de se casser la tête avec les rénovations, les agences et les visites.
Pourquoi je vous raconte ça : la première fois, il était autour de 23 h 30. J’étais en train d’hésiter à tout éteindre pour me coucher (je me couchais déjà beaucoup trop tard à cette époque, mais j’essayais de changer d’habitudes). Pendant que je me demandais si j’allais réussir à dormir, j’avais le regard plongé dans la rue, à travers la fenêtre. L’éclairage faiblard de notre seul lampadaire qui plonge sur une haie de thuyas, et tout au fond, la zone d’entrée de l’impasse qui offre un peu d’animation seulement quand une voiture ou des piéton⋅nes passent, sans s’arrêter. Dans cette rue perpendiculaire derrière les premières maisons, l’éclairage public ouvre un cadre bleu-gris entre des façades noires. Je regardais fixement ce rectangle de lueur pâle. J’ai vu bouger une ombre à l’intérieur. Je m’attendais à un passant qui court d’un trottoir à l’autre et disparaît. Mais l’ombre ne progressait pas au rythme de la marche. Elle stagnait. J’avais l’impression paradoxale qu’elle voulait s’engouffrer dans l’impasse. Elle était apparue assez soudainement, avec un léger mouvement continu, mais elle ne progressait pas. Deux grands objets rectangulaires à bout de bras. Deux valises j’ai pensé, des vieilles valises, avant qu’on leur mette des roulettes. Je n’ai pas repensé au voisin tout de suite, c’était bien cinq ou six ans après. Ce qui occupait toute mon attention à ce moment-là, c’est que je pensais voir l’ombre en mouvement dépasser lentement du cadre éclairé, comme toutes les choses qui passent à l’intérieur. J’attendais inconsciemment de la voir dépasser, sortir du cadre, dans un sens ou dans l’autre. Si je pouvais voir ses deux bras portant les valises, et ses deux jambes qui me donnaient l’impression vague de se soulever en rythme, c’est que l’ombre avançait de face, ou de dos.
Pendant que je regardais fixement je n’avais pas l’impression de la voir avancer ni reculer. Je suis vraiment resté bloqué, 30 secondes, une minute peut-être ? impossible de savoir, c’est comme quand tu pars dans tes pensées en te brossant les dents ou en faisant la vaisselle, le temps se distord. Là j’avais l’impression de regarder une sorte de gif animé projeté dans ma réalité, dans un cadre de lumière floue. C’est ça qui m’a fait bloquer. Un gif animé grandeur nature je me suis dit. Et puis j’ai fini par tourner la tête par réflexe, pour chercher mon tél. J’ai vu l’heure. Je me suis senti complètement perdu à ce moment-là. L’heure est synchronisée par internet, ça indiquait 01:31 sur l’écran. Quand je me suis tourné à nouveau vers la fenêtre, l’ombre avait disparu. Juste avant de la voir apparaître j’avais bien mémorisé l’heure en essayant de prendre une décision pour aller au lit : 23 h 32. J’ai dû vérifier plusieurs fois, sur ma montre, sur mon téléphone, sur le PC. Maintenant il était bien une heure et demie. Comment est-ce que j’avais pu perdre deux heures dans mes pensées en regardant par la fenêtre l’espace d’un instant ? Même le passage à l’heure d’hiver n’était pas prévu avant un mois.
Vous devez vous dire que ça arrive de perdre la notion du temps, de mélanger des repères temporels, surtout quand on est fatigué. C’est aussi ce que je me suis dit. Alors je suis allé me coucher.
Et hier soir, je l’ai revu. Il n’était pas encore minuit, ça j’en suis sûr. J’étais devant la fenêtre, je regardais le même cadre lumineux qui apparaît toujours à l’entrée de l’impasse quand la nuit tombe. Une jonction qui connecte aux rues publiques. Une ombre noire s’est imprimée dans ce cadre. Au bout de ses bras, deux formes de valises. Quatre ans plus tard. Exactement la même silhouette, je pourrais le jurer, je l’ai reconnu immédiatement. Je n’ai pas réfléchi, j’ai attrapé mon téléphone sur la table juste à côté. Quand j’ai pointé la caméra vers la vision, il n’y avait plus rien. Un rectangle blafard et vide à l’entrée de l’impasse.
J’ai tout de suite pensé à vérifier l’heure : 23 h 45. Malheureusement je ne sais pas quelle heure il était juste avant de voir l’ombre, alors je ne peux pas dire si le temps a sauté comme la première fois. J’ai attendu un moment à la fenêtre pour savoir si quelque chose allait réapparaître, un voisin qui sortait les poubelles, un SDF, un gros chien, un âne perdu, n’importe quoi avec des jambes et des bras. À minuit j’ai fini par lâcher l’affaire, mais dans mon lit j’ai eu beaucoup de mal à trouver le sommeil après ça.
Voilà, je sais que ça a peut-être l’air un peu stupide, mais il fallait que je le raconte.
C’est propre et bien fait ! Ça sent même le vécu et pourtant y’a un petit quelque chose qui dit que non